La quille, le cochon et la loque

Jeu de quilles

3% de batterie, je branche la prise de mon laptop. Soudain, plus de lumière, plus de  musique, zut, les plombs… Je suis au Café de la Promenade depuis environ une minute.

La serveuse dérange la gérante, elle habite au 1er étage, elle porte un training, elle salue les habitués, elle remplace les plombs, elle s’en va, fin de l’épisode. Je choisis une autre prise et peux maintenant vous dépeindre les lieux. 

Un téléphone à tourniquet, un Cagnomatic, un espace jeu pour les enfants avec des quilles en mousse, une horloge à aiguilles « Suze à toute heure », un banc d'angle de carnotzet, « J'adore cuisiner avec du vin. Parfois j'en mets même dans la nourriture », une affiche célébrant la Fin de la Fée verte, « Ceux qui boivent pour oublier sont priés de payer d’avance », une promotion pour la Spatule de la Brasserie des Bains, « Il ne faut pas dire : bière, je ne boirai pas de tonneau », une fontaine à absinthe, le choix entre la Capricieuse à 72° et l'Angelique à 69°… mais aussi une salade vegan au petit-épeautre et tofu mariné, une boisson énergisante à base de gingembre, de thym et de thé matcha.

En vous aventurant sur le chemin des toilettes, une porte entrouverte attire votre attention. Vous entrez…

La piste mesure une quinzaine de mètres. Elle monte légèrement. De part et d’autre, deux rigoles. Une vitrine pleine de trophées, de coupes et de channes. Au-dessus des neuf quilles, neuf ampoules indiquent le nombre de points. Un « cochon », c’est 9 points, une « loque », zéro.

Je tombe bien, ce soir a lieu le match retour de la série Elite  du championnat vaudois : Rail affronte Etoile-Vallorbe.

Je fais la connaissance des « quilleurs » de Rail, pour la plupart d’anciens cheminots. Benjamin, une moustache noire fournie, m’explique gentiment les règles. Rémy est venu avec sa femme et son petit chien blanc, il joue depuis 1973. Bernard porte une genouillère et le maillot de l’équipe suisse. On surnomme Daniel « Le petit nain », peut-être à cause de son collier de barbe. Tous sont des Vétérans (plus de 65 ans) à l’exception de leur nouvelle recrue, 42 ans, très concentrée…

Silence absolu.

La boule est bien plus lourde que celles du bowling. Quelques balancements de bras. Un pas d'élan. Il lance avec la main ouverte pour mettre de l'effet. Cochon ! Après chaque coup, il s'essuie les mains sur un paillasson fixé au mur. 9, 8, 9, 9, 7, 8, 8, 5, 9 et 8. Le 5 fait mal…

Quand le match se termine, ceux qui « reçoivent » offrent la tournée à leurs adversaires. Je fais la connaissance de Daniel Bornoz. Il a grandi à deux pas du Café de la Promenade, au 29 de la rue des Jordils. Ce soir, il est venu avec un marteau et des agrafes pour fixer un tapis décollé. C’est aussi lui qui paraffine les planches de hêtre de cette piste presque séculaire. Daniel joue depuis 1962, il avait 15 ans. Il a remporté sept titres de champion suisse en individuel, treize championnats vaudois et deux championnats suisses en équipe. Son record, 179 points sur 180 !

Il se souvient.

Le dimanche, c’était interdit de jouer avant la fin du culte.

On jouait aux quilles sur planche à Concise, à Corcelles, à Grandson, à Villars-Burquin, à Bullet, à Sainte-Croix, à Vuiteboeuf-Peney... En 1978, la Fédération vaudoise recensait 94 clubs et 70 restaurants pourvus d’une piste. Il ne reste aujourd’hui que 13 clubs et 7 pistes : L’Auberson, Romainmôtier, Lausanne, Savigny, Vevey, Cully et Yverdon.

La ville d’Yverdon comptait à elle seule sept pistes de quilles : une aux Amis, deux au Vaudois (devenu le Csarda), trois au Dynamique (qui a remplacé ses pistes par des jeux électroniques avant de fermer). Il ne reste que celle de La Promenade. 

Avis aux amateurs, le club recrute !

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