Valérie Gilliard

FLOREYRES | Chemin de Clairmont, sept instants d'avril

Valérie Gilliard est née en 1970 à Lausanne. Après des études en lettres classiques elle part enseigner aux Etats-unis puis elle reviendra en Suisse pour enseigner au Gymnase d’Yverdon. Elle publie son premier roman Le canular divin en 2009 puis son second roman Le Canal en 2014. En 2018 elle publie Nos vies limpides. La même année, elle remporte la Bourse de l’écriture du Canton de Vaud.

SEPT INSTANTS DE MA FENÊTRE

Il faut que je me dépêche pour raconter ce que je vois de ma fenêtre. Dans quelques jours, les bourgeons des grands arbres auront éclos, et la verdure aura tout envahi. La maison sera enserrée dans un cocon frais qui la fermera au monde mais l’ouvrira au cœur battant de sève du jardin. De ma fenêtre je scrute les espaces, les creux de vue que m’offrent encore les branches dénudées. Il me reste quelques jours pour observer la ville qui paresse. Sept jours, pas un de plus, avant que le vert n’ait pris la place.

Le premier jour, j’ouvre la fenêtre. Je suis arrêtée dans mon geste par le son d’une moto qui monte sur la colline. Elle a passé le pont. C’est une moto qui dévore la route ensoleillée sans autre but que mordre la poussière et mener à grand train celui qui la chevauche vers les prémisses de l’été, qui sont si bonnes. Dès qu’elle est passée et avec elle, un cortège d’images, j’entends le chant des oiseaux. On dirait une traduction en ondes sonores du parfum de la glycine. Le titillement des mésanges. Par-dessus ce rythme, j’écoute le merle. Lui qui chante incessamment les couleurs des autres.

Le deuxième jour, c’est une sirène d’ambulance qui insiste. Par la fenêtre, les monts du Jura font front contre un paquet de nuages écumeux. La ville se tient immobile dans la lumière crue qui aiguise tous les contours. Le château au centre semble noyé dans les bâtisses alentour. Un âge, un autre qui s’ajoute, comme si le temps laissait son empreinte, couche après couche. Une, deux, trois grues se dressent bêtement, pics fragiles, métalliques, privés de mouvement, gênés par leur hauteur inutile, plantés au hasard. Les grues n’osent pas se balancer. Les secondes passent, les minutes, les grues ne bougent pas. On aimerait que les doigts d’un enfant géant viennent s’en saisir afin de les remettre dans la boîte du jeu de construction.

Le troisième jour, j’ai tourné au matin ma tête ensommeillée vers la fenêtre, pour apercevoir le ciel que j’avais quitté, au même endroit, tard dans la nuit, avant de m’endormir, alors que la lune se glissait déjà comme une ostie entre les branches du peuplier. Il ne reste bientôt que des interstices. Les feuilles sont sur le point de se déployer. Elles attendent un signal imperceptible. Elles prennent leur longue respiration et leur élan. Au-dessus du feuillage, le ciel est uni. Je me dis, c’est un instant à graver. Dans la perturbation continue de notre histoire humaine, nous avons en cadeau un temps de ciel limpide, sans traînée carbonique. C’est peut-être pour cela que le merle s’égosille.

Le quatrième jour, j’ai quitté tôt la maison pour aller faire les achats de ma mère. J’ai pris la route. J’ai vu le paysage par le pare-brise. Le ruban de l’autoroute. Il faisait froid car la bise s’était levée. On avait remis un manteau. C’était un temps à rester dedans. Puis, une fois rentrée de la grande ville où j’avais vu ma mère, si seule et triste au bout de son palier, je suis allée sur la Grande Toile demander si la fenêtre virtuelle me donnerait de la distraction. J’en suis sortie contractée. Jour de vent qui lamine nos âmes et les laisse dans la faim, sèches, ressuyées. J’ai pensé à mon cousin qui attend la pluie, son regard inquiet posé sur les pâturages.

Le cinquième jour j’ai lancé mon regard bien à droite du paysage, par la fenêtre, sur les eaux bleues du lac. Il faisait tellement clair. Le château de Grandson souriait au milieu de l’image comme sur une boîte de chocolats. Souvenirs, souvenirs. L’enfance et les virées en famille. Les couloirs du château, les remparts, le besoin de faire pipi, les ruelles basses et puis le lac. Manger une glace. Partir en marche vers le Mont Vully. Ce temps où tu rencontrais encore, l’été, de ces femmes fortes en robes à fleurs et aux visages rouges qui n’avaient jamais vu la mer et qui buvaient sur le banc un verre de Romanette citron en écoutant les racontars.

Le sixième jour j’ai réalisé à quel point la nuit révélait, comme une diva, la plus grande beauté scénique. Ça commence par le soleil qui jette des aplats de rose et de rouge derrière les flancs du Jura. L’air pur de ce temps rend les traits plus nets. Pas de transparence des monts, mais une ligne noire qui ondoie. La nuit se coule alors que les lumières de la ville s’allument. Ce soir j’ai remarqué comme les fenêtres sont nombreuses. Dans la nuit, Yverdon devient la Ville lumière étendue au pied d’un long massif indolent. Tu dirais L.A., tu dirais Paris-Montmartre, tu dirais ce que tu veux. Tu es resté scotché parce que le lac miroite. Il y a au nord ouest un groupe de six lumières fortes. Comme des spots. Que sont-elles ? Le mystère continue.

Le septième jour j’ai dit adieu à ma fenêtre. J’ai enfilé une paire de baskets et je suis sortie par-devant. Je me suis retenue de glisser dans le talus garni de ronces. J’ai longé le champ qui borde le bois. En-dessous, sur le chemin de fer, le train a passé comme si de rien n’était, il a émis son long sifflement de glisse. J’ai continué de marcher. Les abeilles bombinent le long des haies. Le chemin sec poudroie doucement. La nature se repaît de notre demi-sommeil. J’ai marché jusqu’à la plage. Elle est fermée au public, barrée par un ruban de plastique blanc et rouge. Nous n’avons pas changé d’époque. Aucune échappatoire.

Alors je suis rentrée. Je suis revenue dans la chambre. J’ai regardé par la fenêtre : champ visuel fermé dans le cocon vert. Ça va être l’été. Le temps des fenêtres imaginaires.

retour à la liste

retour à la liste