Les ruelles punaises

1882

Tout vieil Yverdonnois connait cette expression :
les ruelles punaises.

Léon Michaud

 

 

Certains disent que l’argent n’a pas d’odeur, je ne suis pas d’accord, mais c’est dimanche, c’est jour de congé et mieux vaut tout oublier, le labeur, sa puanteur.

Je me frotte, je décrasse, je rince, je brûle de l’encens, je parfume mon vieux costume et commence ma tournée, rue du Milieu, au Café de la Couronne, l’un des derniers troquets à proposer le pot de Bonvillars à moins d’un franc. Les discussions vont bon train. Le tunnel du Gothard enfin percé. La nouvelle Constitution vaudoise qui n’en finit pas d’être reconstituée. La correction des eaux du Jura et le bateau-lavoir La Gabare qu’il va falloir démanteler.

Quand sonne midi, j’ai retrouvé un peu de joie de vivre. Je marche d’un bon pas, passe sous l’enseigne Au bon Marché, l’arrogance d’un hall exagéré, ses galeries sinueuses où tout est hors de prix. Rue du Lac, Café du Chemin de Fer, je serre la main d’Augustin, mon cafetier préféré, souvent mis à l’amende pour désordre sur la voie publique ou fermeture trop tardive, pour ça que je l’aime !

Les rumeurs fusent là aussi. La première ligne téléphonique, l’an prochain, entre les Bains et l’Hôtel de Londres. La construction d’une grande salle des fêtes (bien sûr, et pourquoi pas un casino pendant que vous y êtes !).

Au moment de prendre congé de ces braves gens, il fait déjà nuit, maudit mois de décembre, et puisque la lune est pleine, on n’a pas allumé les falots, les lanternes. 

Tiens, il y a de la lumière dans le dépôt de l’épicier. Je frappe contre la vitre, il ouvre, je lui tends mes derniers sous, il les échange contre une fiole d’eau-de-vie, ce qu’il faut pour effacer la perspective de la semaine à venir. Je m’assieds à l’angle de la Place de l’Hôtel-de-Ville, seul et tranquille, abrité des morsures du vent et du jugement des passants derrière un immense tas de bûches, ce qu’il faut pour affronter l’hiver.

Je bois à la santé du Château, du Temple et de l’Hôtel de Ville. Le pouvoir, la foi et le droit. Je songe à cette place, à son passé, à ses spectacles : le supplice de l’huile bouillante pour le faux-monnayeur, la pendaison pour le voleur, l’écartèlement pour le traître, la langue arrachée pour le diffamateur…

Quel châtiment pour l’auteur de cette maudite annonce ? 

Vous avez raison, j’aurais dû m’en douter. Que voulez-vous, je cherchais un gagne-pain depuis si longtemps. Je parcourais la Feuille d’avis d’Yverdon. Un jeune homme « sachant écrire » se proposait comme cocher. Une nourrice « de bonne construction » offrait ses services. Un citoyen fortuné proposait six places dans sa berline en partance pour Londres. Une place d’instituteur de la 3ème classe du Collège était au concours… Rien pour moi. Sinon une ligne anodine :

« Cherche vidangeur pour ruelles punaises, emploi bien rémunéré »

Je venais d’emménager ici, j’ignorais. 

J’ignorais que « punais » signifiait jadis « puant ». 

J’ignorais que ces satanées ruelles, coincées entre la rue du Lac et celle du Milieu, servent d’égoût à ciel ouvert, de déversoir pour les immondices de tout un quartier, sans eau ni écoulement, un système vieux d’un demi-millénaire, vecteur de lèpre, de peste, de dysenterie… 

Cinquante ans que les Yverdonnois se plaignent ! L’air irrespirable, nocif pour la santé ! Faites quelque chose ! Non, les propriétaires ont toujours refusé de financer quoi que ce soit. Après des années de pourparlers, la Municipalité a fait déposer un nouveau dallage et décidé d’intensifier les nettoyages.

« Emploi bien rémunéré », me voilà.

J’ignorais les effluves fétides, infectes, et puis les mouches.

J’ignorais que la tâche d’un vidangeur consistait ici à évacuer des déjections humaines, des excréments qui dégringolent de latrines à ciel ouvert, qui dégringolent parfois sur ma tête et dégoulinent lentement le long de mon dos.

Tu chlingues ! Ça fouette ! Tu empestes ! Ça  indispose la clientèle ! Les soirs de semaine, même chez Augustin, je ne suis pas le bienvenu. Alors j’attends patiemment le dimanche. Je brosse. Je frotte. Je décrasse et tâche de ne pas perdre espoir : quand il fait beau, il suffit de lever la tête, il subsiste entre les toits un large bandeau de ciel bleu.

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