Longtemps les historiens d’Yverdon (Alexandre Crottet, Léon Michaud, Roger Déglon), frappés par la curieuse appellation de cette tour, n’en sont restés qu’aux généralités et poncifs émis sur les Juifs au Moyen Âge, accusés d’avoir été à l’origine de la grande peste noire de 1348 ou d’empoisonner l’eau des fontaines. Cette persécution a été bien réelle, un grand nombre de Juifs furent emprisonnés et exécutés. Nos auteurs ont donc fort logiquement imaginé que l’appellation de la tour remontait au Moyen Âge. Celle-ci, alors, servait bien de prison. Tout récemment, «Rive sud» a proposé une version plus lénifiante, soit au contraire celle de l’intégration : la tour aurait abrité le lieu de prière de Juifs arrivés d’Alsace. Mais cette explication n’est pertinente qu’à partir du XIXe siècle, lorsque leur liberté de culte est reconnue ; elle se rapporte plus précisément à la ville d’Avenches qui reçoit une communauté israélite importante, attestée dès 1826, à la suite de l’exil de certaines familles alsaciennes, immigrées consécutivement aux mesures anti-juives de l’époque napoléonnienne. En revanche, il est connu que les catholiques ont occupé l’ancienne chapelle du château à partir de 1832, au bénéfice de cette même liberté de culte instaurée par le canton de Vaud.
Or, ni l’exclusion médiévale ni l’intégration de l’époque contemporaine n’expliquent la curieuse appellation de notre tour: d’une part celle-ci n’est aucunement attestée au Moyen Âge, d’autre part elle est bien antérieure à la liberté de culte du XIXe siècle. En effet, c’est en 1715 qu’apparaît pour la première fois cette qualification. Une source bernoise mentionne en effet «la tour des juifs» (Juden Thurn). L’appellation, qui s’est ensuite maintenue jusqu’à aujourd’hui, trouve son origine en 1702. A la hauteur de la grande salle des Pas-Perdus qui précède l’Aula magna, elle servait bien de prison. Y sont enfermés cette année-là deux marchands juifs, accusés par une famille yverdonnoise de lui avoir escroqué une forte somme d’argent. Ils n’ont certainement pas été les premiers Juifs à être emprisonnés dans les geôles du château, ni peut-être les derniers, mais ils ont frappé l’imaginaire collectif car ils ont réussi à s’enfuir grâce à une complicité extérieure qui a dressé une échelle jusqu’à la seule fenêtre de la salle des Pas-Perdus donnant à l’extérieur du château. On les attrape à nouveau à Neuchâtel mais on ne sait quel a été finalement leur sort. En revanche, le complice, un Bernois «bien de chez nous», a été jugé et pendu. Pour plus de détails, voir l’article de Georges Kasser publié dans le Journal d’Yverdon du 17 décembre 1963.
Auteur:
Daniel de Raemy
Historien des monuments, auteur d’une thèse sur l’histoire architecturale du château